9
Le temps d’écrire
J’ai connu quelqu’un qui vous ressemblait un peu, me dit un jour George.
Nous étions assis près de la fenêtre dans un petit restaurant où nous déjeunions, et George regardait au-dehors d’un air pensif.
— C’est très curieux, répondis-je. Je me croyais unique en mon genre.
— Oh, mais vous l’êtes, répondit George. L’homme auquel je faisais allusion ne vous ressemblait pas à ce point-là. Il n’y a que vous pour barbouiller du papier en gardant le cerveau totalement déconnecté.
— En fait, dis-je, je travaille sur traitement de texte.
— Je n’emploie les mots « barbouiller du papier », répondit George avec hauteur, que dans ce qu’un véritable auteur aurait aussitôt compris comme leur sens métaphorique.
Puis il interrompit l’excavation de sa mousse au chocolat pour pousser un soupir dramatique. Je connaissais le signal.
— Vous, vous allez me faire part des dernières élucubrations de votre cervelle surchauffée et me parler d’Azazel, au moins. C’est cela, George ?
Il me jeta un regard méprisant.
— Vous laissez vagabonder votre propre imagination depuis si longtemps et avec une telle complaisance que vous n’êtes même pas plus capable de reconnaître les accents de la vérité lorsqu’ils parviennent à vos oreilles.
Mais peu importe. C’est une histoire trop triste pour que je vous la raconte.
— Sauf que vous allez me la raconter tout de même, n’est-ce pas ?
George poussa un nouveau soupir.
C’est cet arrêt d’autobus, là, dehors (c’est George qui parle), qui me fait penser à Mordecai Sims. Il gagnait gentiment sa vie en fournissant des pages et des pages d’une prose diversiforme et qui volait plutôt bas. Pas si bas que la vôtre, bien sûr, ce en quoi il ne vous ressemblait pas tout à fait. Il était d’ailleurs moins prolifique. J’ai assez blâmé la platitude des échantillons de sa production que j’eus l’occasion de lire pour lui rendre aujourd’hui un semblant de justice : au fond, c’était plutôt moyen. Sans vouloir vous offenser, vous n’avez jamais atteint son niveau.
— Si j’en crois les critiques, du moins, parce que, personnellement, je ne suis jamais avili à lire la moindre chose de vous.
Mordecai différait de vous par un autre côté : il était terriblement impatient. Regardez-vous dans le miroir, là-bas ; enfin, si ça ne vous dérange pas trop qu’on vous rappelle à quoi vous ressemblez. Vous voyez avec quel laisser-aller vous êtes vautré dans ce fauteuil, un bras passé sur le dossier et le reste de votre individu affalé en un tas informe ? On ne croirait jamais, à vous observer, que vous vous préoccupez un tant soit peu de savoir si vous arriverez à accoucher de votre quota quotidien de prose saumâtre et galipoteuse.
Mordecai n’était pas comme ça. Il était toujours talonné par les délais, qui semblaient avoir pris à cœur d’expirer incessamment sitôt qu’il entreprenait quelque chose.
Je déjeunais avec lui tous les mardis sans faute, à cette époque-là, et il avait une fâcheuse tendance à rendre l’expérience horriblement pénible par sa frénésie verbale.
— Il faut que ce texte soit au courrier demain matin au plus tard, disait-il, mais j’en ai un autre à revoir avant. Je suis complètement débordé. Où est cette satanée addition ? Que fabrique cet animal de garçon ? Et puis d’ailleurs, qu’est-ce qu’ils foutent tous, en cuisine ? Ils ont organisé un concours de pêche à la plonge, ou quoi ?
Là où il s’impatientait le plus, c’était au moment de l’addition, et je redoutais à chaque fois qu’il ne détale en me laissant le soin de régler le problème de ma propre évasion. Soyons juste, ce n’était jamais arrivé, mais le sentiment que cela pouvait se produire manquait à chaque fois de me gâcher le déjeuner.
Bon, vous voyez l’arrêt d’autobus, là-bas ? Ça fait un quart d’heure que je l’observe. Vous remarquerez qu’aucun autobus n’est passé et que le vent charrie comme des relents de fin d’automne. Partout, ce ne sont que cols relevés, mains enfoncées dans les poches, nez qui tournent au rouge ou au bleu et pieds qui battent de la semelle pour se réchauffer. On chercherait vainement le moindre symptôme de rébellion dans les rangs, le plus minuscule poing levé vers les cieux en une démonstration de colère. Tous ces gens qui font passivement le pied de grue semblent brisés par l’injustice de l’existence.
Ce n’était pas le cas de Mordecai Sims. S’il s’était trouvé là, à attendre cet autobus, il aurait foncé dans la rue pour scruter l’horizon en quête d’un véhicule. Il aurait grondé, grogné, montré les dents et agité les bras. Il aurait menacé d’organiser une manifestation devant l’hôtel de ville. En deux mots, il aurait déchargé pas mal d’adrénaline.
Je ne compte pas les fois où, attiré, comme tant d’autres, par mon air calme, compétent et compréhensif, il me fit part de ses malheurs.
— Je suis un homme très occupé, George, me disait-il avec son débit précipité. (Il parlait toujours très vite.) Ce n’est pas un scandale, ce n’est pas un crime, ce n’est pas une forfaiture de voir la façon dont le monde conspire contre moi : c’est du terrorisme. J’ai dû aller à l’hôpital pour passer des examens de routine – Dieu sait pourquoi. Enfin, Dieu et mon imbécile de docteur, qui s’est fourré dans la tête de gagner sa vie. Bon, quoi qu’il en soit, on m’avait dit de me présenter à 9 h 40, à tel et tel bureau.
À 9 h 40 précises, j’étais devant le bureau, bien sûr, et sur la porte il y avait une pancarte sur laquelle était écrit OUVERTURE : 9 h 30. Voilà ce qu’il y avait d’écrit, George, en anglais, et en toutes lettres. Sauf que derrière la porte, il n’y avait personne.
Je vérifiai l’heure à ma montre et demandai à un individu à l’air suffisamment sournois pour être un infirmier où pouvait bien se trouver l’innommable personnage dont la place normale était dans le bureau.
— Il est pas encore arrivé, répondit cette intelligence d’élite.
— Il y a écrit que c’est ouvert à partir de 9 h 30.
— Quelqu’un va bien finir par arriver, tôt ou tard, répondit l’être inférieur, avec une indifférence perverse.
J’étais dans un hôpital, tout de même. Eh bien, j’aurais pu crever, personne ne se serait occupé de moi. Personne ! J’avais un travail important à rendre d’urgence, un ouvrage dans lequel j’avais mis la moitié de mes entrailles et qui me rapporterait de quoi payer la note du docteur (sauf si j’avais mieux à faire avec la somme, ce qui était plus que vraisemblable), et ça intéressait qui ? Personne ! Il était 10 h 04 quand un esclave daigna enfin se pointer, et lorsque je me précipitai le retardataire démoniaque me toisa de toute sa hauteur et déclara : “Pouvez-vous attendre votre tour ?”
Mordecai n’avait que des histoires comme ça à raconter, des histoires de batteries d’ascenseurs dont chacun s’élevait avec lenteur jusqu’au dernier étage pendant qu’il poireautait en bas, dans le hall ; de gens qui déjeunaient de midi à trois heures et demie, et partaient le mercredi pour des week-ends de quatre jours toutes les fois qu’il avait besoin de les voir.
— Je ne vois vraiment pas pourquoi on s’est donné la peine d’inventer le temps, George, déclarait-il régulièrement. C’est juste un truc conçu pour permettre l’éclosion de nouvelles sources de gâchis. Vous vous rendez compte que, si je pouvais consacrer à écrire, pour mon compte personnel, toutes les heures que je passe à attendre le bon vouloir d’un assortiment complet de coquins, j’augmenterais mon rendement de dix à vingt pour cent ? Non, mais vous vous rendez compte qu’en dépit de la crapuleuse parcimonie des éditeurs, cela me permettrait d’arrondir mes fins de mois dans des proportions équivalentes ? Mais où est cette saloperie d’addition ?
Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que ce serait une bonne action que d’aider cet infortuné convive du banquet de la vie à mettre du beurre dans ses épinards, puisqu’il avait le bon goût d’en réinvestir une fraction à mon bénéfice. De plus, il avait une façon de réserver dans des établissements de premier ordre qui me réchauffait le cœur.
Oh non, mon pauvre vieux, rien à voir, vraiment, avec cet endroit. Vos goûts en la matière ne sont pas à la hauteur de ce qu’ils pourraient être, et de loin. Tout comme vos écrits, d’ailleurs, si j’en crois ce que l’on dit, bien que, dans les crèmeries où je passe, l’on entende parfois des gens de basse culture intellectuelle s’éjouir de vos facéties.
Je pressurai donc mes méninges, si fertiles en idées ingénieuses de toutes sortes, afin de trouver le moyen de l’aider.
Je ne pensai pas tout de suite à Azazel. Je n’étais pas encore habitué à le mettre à contribution, en ce temps-là. Après tout, un démon de deux centimètres de haut sort un peu de l’ordinaire.
Mais je finis tout de même par me demander si Azazel ne pourrait rien faire afin d’accroître la disponibilité pour l’écriture d’un individu de ma connaissance. Ça paraissait peu vraisemblable, et ce n’était peut-être qu’une pure et simple perte de temps, mais qu’est-ce que le temps pour une créature d’un autre monde, je vous le demande ?
J’entrepris de réciter les antiques incantations et les formules magiques rituelles nécessaires à son évocation, mais d’où qu’il vînt, il arriva endormi. Ses petites paupières étaient fermées et il émanait de lui un bourdonnement aigu qui montait et redescendait selon un rythme irrégulier et fort déplaisant. L’équivalent d’un ronflement humain, peut-être, qui sait ?
Je ne savais pas très bien quoi faire pour le réveiller. Je me décidai, en désespoir de cause, à lui laisser tomber une goutte d’eau sur l’estomac. Il a l’abdomen parfaitement sphérique, vous voyez, comme s’il avait avalé un roulement à billes. Je n’ai pas la moindre idée des normes esthétiques du monde d’où il vient, mais une fois que j’évoquais la chose devant lui, il me demanda de lui expliquer ce qu’était un roulement à billes, et lorsque je me fus exécuté, il menaça de me zapulniclater. J’ignore ce que cela peut bien vouloir dire ; je déduisis néanmoins du ton de sa voix que cela ne devait pas être agréable.
La goutte d’eau produisit le résultat escompté, mais il me parut absurdement ennuyé. Il n’arrêtait pas de dire qu’on l’avait à moitié noyé, et il entra dans des détails fastidieux sur la façon adéquate de réveiller les gens dans son monde, un processus qui mettait en branle danses, pétales de fleurs, instruments de musique aux douces sonorités et effleurements de doigts par de ravissantes jeunes danseuses. Je lui expliquai à mon tour que, sur cette planète, on faisait volontiers usage de tuyaux d’arrosage, et il se permit quelques remarques où le terme de « barbares déliquescents » revenait selon une fréquence fâcheuse. Mais il finit par se calmer suffisamment pour me permettre de lui parler de façon sensée.
Je lui exposai donc la situation. J’avais plus ou moins imaginé que, sans faire autrement d’histoires, il allait prononcer quelques paroles dans un jargon mystérieux, et que l’affaire serait faite.
Il ne fit rien de tel. Tout au contraire, il prit un air plus grave qu’une catastrophe aérienne et me dit :
— Là, tu vois, tu me demandes d’interférer avec les lois de la probabilité.
— Exactement, répondis-je, tout heureux qu’il ait compris la situation.
— Eh bien, ce n’est pas du mille-feuilles.
— Bien sûr que non, repris-je d’une voix caressante. Tu crois que je ferais appel à toi si c’était tellement facile ? Je me débrouillerais tout seul, si c’était du tout cuit. C’est seulement dans les cas graves que je suis bien obligé de faire appel à quelqu’un d’aussi Magnifiquement Supérieur que toi.
Ces paroles peuvent paraitre intolérablement écœurantes, douceâtres et mucilagineuses, je vous l’accorde. Mais le moyen de les éviter lorsque l’on traite avec un démon aussi susceptible sur le chapitre de l’éthique que sur celui du roulement à billes qui lui sert de tour de taille.
— Bon, fit-il en manifestant toutes les apparences de la reconnaissance de mon imparable logique, je n’ai pas dit que c’était impossible.
— Ah, tant mieux.
— Ça exigera un réajustement de continuum de Jinwhipper de ton monde.
— …Bien sûr, bien sûr, oui. Tu m’enlèves les mots de la bouche.
— Il va falloir que j’introduise quelques nœuds dans l’interface entre le continuum et ton ami, celui aux délais. Au fait, qu’est-ce que c’est qu’un délai ?
Je m’efforçai de lui expliquer la chose.
— Ah oui, répondit-il avec un petit soupir. Nous avons aussi des choses de ce genre-là dans nos démonstrations d’affection les plus éthérées. Laissez passer le délai avec une de ces chères petites créatures, et vous n’avez pas fini d’en entendre parler ! Je me souviens, une fois…
Mais je préfère vous épargner les détails sordides de sa vie sexuelle, dont l’insignifiance donnerait une idée de l’infini.
— Il y a juste un petit problème, dit-il finalement, c’est qu’une fois que j’aurai introduit les nœuds, je ne pourrai plus les défaire.
— Pourquoi cela ?
— Je crains que ce ne soit théoriquement impossible, répondit Azazel, avec une prudence calculée.
Je n’en croyais pas un mot. Le problème, c’est que ce misérable petit incapable ne savait pas comment s’y prendre, et voilà tout. Cela dit, je le jugeais en revanche tout à fait capable de me rendre la vie impossible si l’envie l’en prenait, et je préférai ne pas lui faire savoir que je voyais clair dans son jeu, aussi :
— Tu n’auras pas à les défaire, me contentai-je de répondre. Mordecai a besoin de temps afin d’écrire, et s’il obtient satisfaction, il en aura pour jusqu’à la fin de ses jours.
— Puisque tu le dis… Je vais donc faire le nécessaire.
Il fit toutes sortes de simagrées pendant je ne sais combien de temps. On aurait dit un magicien faisant des passes, si ce n’est que ses mains donnaient par moments l’impression de vaciller et de disparaître, plus ou moins longuement. Cela dit, bien sûr, elles étaient si petites qu’on avait du mal à les voir, même en temps normal.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? demandai-je.
Mais Azazel se contenta de secouer la tête et de remuer les lèvres comme s’il comptait quelque chose.
Puis, ayant apparemment terminé, il s’allongea sur la table, tout pantelant.
— C’est tout ? fis-je.
— Tu te rends compte, j’espère, dit-il en hochant la tête, que j’ai été obligé de réduire son quotient d’entropie de façon plus ou moins permanente.
— Et ça veut dire quoi ?
— Ça veut dire, que dans son environnement immédiat, les choses seront un peu plus en ordre que la normale.
— Il n’y a pas de mal à avoir un peu d’ordre, conclus-je.
Vous ne me croirez peut-être pas, mon vieux camarade, mais je suis à fond pour la chose de l’ordre. Je garde un compte précis du moindre cent que je vous dois. Les détails sont sur les innombrables bouts de papier qui traînent un peu partout chez moi. Je vous les fais voir quand vous voulez.
— Non, fit Azazel, il n’y a aucun mal à ça. C’est juste qu’on ne peut pas vraiment défier la seconde loi de la thermodynamique. Je veux dire que, pour rétablir l’équilibre, les choses sont un peu moins en ordre ailleurs, forcément.
— De quelle façon cela se traduira-t-il ? demandai-je en vérifiant ma braguette (on n’est jamais trop prudent).
— Oh, un peu de toutes les façons, pour la plupart imperceptibles. J’ai réparti l’effet sur l’ensemble du système solaire, de sorte qu’il y aura un peu plus de collisions d’astéroïdes que d’ordinaire, quelques éruptions de plus sur Io et ainsi de suite. Mais ce sera surtout le soleil qui sera affecté.
— Comment cela ?
— J’estime qu’il se réchauffera de façon à rendre toute vie impossible sur Terre deux millions et demi d’années plus tôt que si je n’avais pas noué le continuum.
Je haussai les épaules. Qu’est-ce que quelques millions d’années au regard des dispositions d’un individu à recueillir les additions des restaurants où il m’invitait avec un empressement qui réchauffait le cœur ?
Une semaine avait passé lorsque je dînai de nouveau avec Mordecai. Je dois dire qu’il avait l’air plutôt speedé lorsqu’il tendit son manteau au vestiaire, et c’est un sourire radieux qu’il braqua sur moi en me rejoignant à la table ou je l’attendais patiemment avec un verre.
— Ah, George, dit-il, quelle drôle de semaine !
Il tendit la main sans regarder et ne sembla pas le moins du monde étonné qu’un menu vienne s’incruster dedans. Je précise qu’il s’agissait de ce genre de restaurant dans lequel les garçons sont tous de cette espèce hautaine et impérieuse qui ne consentirait pour rien au monde à remettre un menu à qui que ce soit sans avoir préalablement fait contresigner un reçu en triple exemplaire par le patron de la boutique.
— George, poursuivit Mordecai. Tout a marché comme sur des roulettes.
— Vraiment ? dis-je en réprimant un sourire.
— Chaque fois que je suis entré dans une banque, il y avait une caisse disponible et un employé souriant et empressé derrière. Je n’ai eu qu’à mettre les pieds à la poste pour qu’un guichet se libère et qu’un… bon, on ne peut guère exiger d’un fonctionnaire des Postes et Télécommunications qu’il se mette à sourire, mais tout de même : il a pris une lettre en recommandé presque sans me mordre la main. Les autobus arrivent à l’instant où j’approche de l’arrêt, et j’avais à peine levé la main, hier, à l’heure de pointe, qu’un taxi a fait une embardée pour s’arrêter juste devant moi. Et un taxi jaune, encore. Et quand je lui ai demandé de m’emmener au coin de la Cinquième Avenue et de la 49e Rue, il y est allé tout droit, en donnant véritablement l’impression qu’il connaissait le patelin. Il parlait même anglais… Bon, et pour vous, qu’est-ce que ça sera, George ?
Un coup d’œil au menu me suffit. Il était apparemment agencé de telle sorte que même moi je ne retarde pas Mordecai. Celui-ci expédia alors la carte sur le côté et entreprit de passer rapidement commande pour nous deux. Je remarquai qu’il ne levait même pas les yeux pour s’assurer qu’un garçon se trouvait bien à ses côtés. Il était déjà habitué à ce qu’il y en ait un.
Et il y en avait effectivement un.
Le garçon se frotta les mains, s’inclina et commença le service avec célérité, affabilité et efficacité.
— On dirait que vous avez une chance extraordinaire, Mordecai, mon ami, dis-je. Comment expliquez-vous cela ?
Je dois admettre que je fus effleuré par l’idée fugitive de l’amener à penser que c’était grâce à moi ; après tout, s’il le savait, il aurait sûrement à cœur de me couvrir d’or, ou, à tout le moins, en cette époque décadente, de papier-monnaie.
— C’est très simple, répondit-il en fourrant le coin de sa serviette dans le col de sa chemise et en enserrant fourchette et couteau dans une poigne de fer. (Car Mordecai, entre autres qualités, n’avait pas pour pratique de chipoter avec la nourriture.) Ça n’a rien à voir avec la chance. C’est l’œuvre inexorable des rouages du hasard.
— Du hasard ? fis-je avec indignation.
— Absolument, reprit Mordecai. J’ai été, ma vie entière, victime de la plus abominable série de contretemps fortuits que le monde ait jamais connu. Les lois de la probabilité imposent qu’une succession ininterrompue d’infortunes prenne fin un jour ; eh bien, c’est ce qui est en train de se produire, et cela devrait se poursuivre jusqu’à la fin de mes jours. C’est, du moins, ce que j’escompte. Je suis très confiant. Tout s’équilibre. (Il se pencha vers moi pour me tapoter la poitrine de la façon la plus désagréable qui soit.) S’il y a une chose sur laquelle vous pouvez compter, c’est bien ça : on ne peut pas défier les lois de la probabilité.
Il consacra tout le temps du repas à me faire une conférence sur les lois de la probabilité, au sujet desquelles je jurerais qu’il en savait en réalité aussi peu que vous.
— Cela doit sûrement vous laisser le temps d’écrire ? dis-je enfin.
— Évidemment, répondit-il. J’estime que le temps que je puis désormais consacrer à l’écriture a augmenté de vingt pour cent.
— Et votre rendement a augmenté dans les mêmes proportions, sans doute ?
— Eh bien… répondit-il quelque peu mal à l’aise. C’est que… pas encore tout à fait, hélas. Il va falloir que je m’y fasse, bien sûr. Je ne suis pas encore complètement habitué à ce que les choses aillent aussi vite. Ça m’a pris par surprise.
À franchement parler, pour moi, il n’avait pas l’air plus surpris que ça. Il leva la main, et sans regarder, pêcha l’addition des doigts du garçon qui approchait justement avec. Il y jeta un coup d’œil de pure forme et la rendit, avec une carte de crédit, au garçon qui avait bel et bien attendu et qui partit aussitôt ventre à terre.
Le dîner avait duré à peine plus d’une demi-heure toutes voiles dehors. Je ne vous cacherai pas que j’aurais préféré deux bonnes heures et demie plus civilisées, avec préliminaires au champagne, dénouement au cognac, un ou deux grands vins avec chaque plat et un échange de propos érudits dans les intervalles. D’un autre côté, l’aspect positif de la chose, c’est que Mordecai avait gagné deux grandes heures qu’il allait pouvoir consacrer à grappiller de l’argent pour lui et, par voie de conséquence, pour moi.
Il se trouve que je ne vis plus Mordecai pendant trois semaines de suite après ce dîner, je ne sais plus très bien pourquoi ; je crois me souvenir qu’à ce moment-là, nous nous arrangions, lui et moi, pour quitter la ville à tour de rôle.
Quoi qu’il en soit, j’émergeais un certain matin d’une cafétéria où il m’arrivait parfois de faire usage d’un petit pain et d’une paire d’œufs brouillés lorsque je repérai Mordecai, planté au coin du pâté de maisons.
C’était une de ces affreuses journées pleines de neige fondue et de taxis vides qui ne s’approchent que pour vous asperger sournoisement le pantalon de bouillasse anthracite avant de virer sur les chapeaux de roues en vous signifiant qu’ils rentrent en grande banlieue.
Mordecai, qui me tournait le dos, n’avait pas plus tôt levé la main qu’un taxi vide s’approchait précautionneusement. À ma grande surprise, Mordecai détourna le regard. Le taxi s’attarda puis se résigna à prendre la tangente, la déception suintant par tous les pores de son pare-brise.
Mordecai leva de nouveau la main et, du néant absolu, surgit un second taxi qui s’immobilisa immédiatement à ses pieds. Il monta à bord, mais, bien qu’à une encablure de lui, je l’entendis distinctement proférer un chapelet d’épithètes inécoutables par toute âme sensible, si tant est qu’il en subsistât dans cette ville.
Je l’appelai un peu plus tard dans la matinée et manœuvrai si bien qu’il m’invita à prendre quelques cocktails avec lui dans un bar accueillant dont nous savions qu’il restait ouvert sans discontinuer tout au long de la journée. Je n’aurais pas manqué ce rendez-vous pour un boulet de canon ; il fallait que j’aie une explication avec lui.
J’avais vraiment envie de savoir ce que voulaient dire les adjectifs que je l’avais entendu employer. Mais non, mon pauvre vieux, je ne veux pas parler de la « signification » des mots ; je suppose que j’aurais pu à la rigueur les trouver dans le dictionnaire. Je veux dire que je me demandais pourquoi il les avait prononcés alors que, selon tous les critères, il aurait dû délirer d’extase.
Or, en entrant dans le bar, il ne paraissait pas véritablement heureux ; je dirais même qu’il avait l’air plutôt hagard.
— Vous voulez bien appeler la serveuse, George, s’il vous plaît ? me fit-il.
C’était l’un de ces bars où la vêture des serveuses témoigne d’un profond mépris de la conservation de l’énergie thermique, contribuant ainsi automatiquement à l’élévation de ma propre température. Aussi fis-je allégrement signe à l’une d’elles, bien que je ne me fisse guère d’illusion : elle interprétait mon geste tout au plus comme l’expression du désir de commander une nouvelle consommation.
Sauf qu’en vérité, elle ne l’interpréta pas du tout, et préféra m’ignorer en tournant résolument vers moi un dos extrêmement dénudé.
— Vraiment, Mordecai, dis-je, si vous voulez être servi, il faudra que vous l’appeliez vous-même. Les lois de la probabilité n’ont pas encore répandu leurs bienfaits sur ma personne. Ce qui est une honte, parce qu’il y a belle lurette que mon oncle à héritage aurait dû défuncter et déshériter son fils en ma faveur.
— Vous avez un oncle à héritage ? demanda Mordecai avec une étincelle d’intérêt.
— Non. La chose n’en est que plus injuste encore. Appelez la serveuse, Mordecai, vous voulez bien ?
— Au diable tout ça ! fit Mordecai d’un ton maussade. Elles peuvent bien attendre un peu, non ?
Ce n’était pas de les faire attendre elles qui m’embêtait, bien sûr, mais j’avais encore plus soif de comprendre que d’un nouveau verre.
— Mordecai, fis-je, il y a quelque chose qui ne va pas. En fait, ce matin – vous ne m’avez pas vu, mais j’étais là –, j’ai eu comme l’impression que vous snobiez un taxi libre, en ces jours où ils valent leur poids d’or, et qu’au moment d’en affréter un second, vous auriez quelque peu râlé.
— Vraiment ? dit Mordecai. Eh bien, ils commencent à me courir sur l’haricot, tous ces salopards. Je suis persécuté par les taxis. Je ne peux pas faire un pas sans être escorté par une procession de taxis. Je ne peux même pas jeter un coup d’œil pour traverser sans qu’il y en ait un qui s’arrête. Je suis submergé par des hordes de garçons de restaurants. Les boutiquiers rouvrent leurs échoppes sitôt que j’approche. Je n’ai qu’à rentrer dans un bâtiment pour que toutes les portes des ascenseurs se mettent à béer, et les cabines m’attendent aussi inébranlablement à quelque étage que je me trouve. Où que j’aille, dans tous les immeubles de bureaux, je suis hélé par des escouades de réceptionnistes aimables et souriantes qui me font de grands signes depuis l’autre bout du hall pour avoir la volupté de me renseigner. À tous les niveaux de l’administration, on dirait que des cohortes entières de fonctionnaires n’ont été créées que dans le but de…
Mais à ce moment-là, j’avais retrouvé mon souffle.
— Eh bien, Mordecai, c’est une chance extraordinaire. Les lois de la probabilité…
L’intromission à laquelle il me suggéra de procéder avec les lois de la probabilité était physiologiquement impossible, évidemment. Il y a, comme ça, de ces abstractions sans réalité physique tangible.
— Allons, allons, Mordecai, fis-je d’un ton de reproche amical, tout ceci contribue à augmenter le temps que vous consacrez à l’écriture.
— Justement pas, répondit Mordecai avec virulence. Je n’arrive plus du tout à écrire.
— Et pourquoi pas, pour l’amour du ciel ?
— Parce que je n’ai plus le temps de penser.
— Vous n’avez plus quoi ? demandai-je faiblement.
— Tout le temps que je perdais à attendre, dans des queues, au coin des rues, dans des bureaux, c’est là que je pensais, que je réfléchissais à ce que j’allais écrire. C’était une période de maturation d’une importance primordiale.
— J’ignorais cela.
— Moi aussi, mais maintenant je le sais.
— Je pensais que vous passiez tout ce temps perdu à fulminer, à vitupérer et à vous ronger les sangs, dis-je.
— Une partie, oui. Mais le reste, je le consacrais à méditer. Et même lorsque je pestais contre l’injustice du monde entier, je ne perdais pas mon temps ; c’est ce qui me remontait la mécanique, en envoyant l’adrénaline bouillonner dans mes veines, si bien que je n’avais plus qu’à me défouler et libérer mes frustrations en m’installant devant ma machine à écrire et en frappant à grands coups sur les touches. Ma pensée alimentait ma motivation intellectuelle tandis que ma colère nourrissait mes pulsions émotionnelles, et il en résultait des pans entiers d’excellente littérature tout droit surgie du foyer ténébreux et infernal de mon âme. Et que reste-t-il maintenant de tout cela ? Regardez !
Il claqua tout doucement les doigts, et aussitôt une demoiselle somptueusement dévêtue fondit sur lui.
— Puis-je faire quelque chose pour vous, monsieur ?
Bien sûr, qu’elle pouvait, mais Mordecai, inconsolable, se mécontenta de commander pour nous deux ce que, du coup, j’appelai en mon for intérieur des inconsommations.
— Je pensais, dis-je, que c’était une simple question d’adaptation à la situation, mais je sais maintenant qu’il n’y a pas d’accommodation possible. Maintenant, vous pourriez peut-être refuser de profiter de la situation qui s’offre à vous ?
— Vraiment ? Vous avez vu ce qui s’est passé ce matin. Je peux toujours renoncer à prendre un taxi, il s’en pointera un autre dans la seconde. Je pourrais en laisser repartir cinquante, la cinquante et unième fois, il y en aurait toujours un en train d’attendre. Vous savez ce qu’ils me font ? Ils m’usent le tempérament, ils me pompent l’air, ils me broutent le pistil, ils me piétinent l’aorte, voilà ce qu’ils me font !
— Mais enfin, pourquoi dans ce cas ne pas consacrer tout simplement une heure ou deux, chaque jour, à cogiter dans le confort de votre bureau ?
— HA ! C’est exactement ça : dans le confort de mon bureau ! Les idées ne me viennent que lorsque je me dandine d’un pied sur l’autre au coin d’une rue, ou que je suis assis sur la pointe des fesses sur la chaise de granit d’une salle d’attente battue par les courants d’air, ou alors que je crève lentement de faim dans une salle de restaurant où personne ne s’intéresse à mon cas. L’aiguillon du courroux m’est indispensable.
— Mais vous êtes tout de même bien en colère, en ce moment, non ?
— Ce n’est pas pareil. On peut légitimement éprouver de l’indignation quand on a le sentiment d’une injustice ; on ne peut pas se révolter quand tout le monde est aux petits soins pour vous. Il faudrait être un butor invétéré. Je ne suis pas en rogne, tout de suite, je suis sombre et mélancolique, c’est tout, et je suis rigoureusement incapable d’écrire quand je suis sombre et mélancolique.
Nous passâmes ensemble la plus triste des Happy Hours[2] que j’eusse jamais vécues.
— Je vous jure, George, dit Mordecai, après avoir eu la politesse de faire remplir nos verres, j’ai l’impression qu’on m’a jeté un sort. C’est comme si une méchante sorcière, furieuse de ne pas avoir été invitée à mon baptême, avait fini par trouver quelque chose de pire que de me forcer à attendre, impuissant, à tous les coins de rue. Elle a inventé, spécialement pour moi, la malédiction de la satisfaction totale et immédiate de tous les désirs.
Quelques larmes non entièrement inhumaines perlèrent à mes paupières au spectacle de tant de misère ; sans parler de la pensée que j’étais la méchante sorcière à laquelle il faisait allusion et qu’il aurait pu se faire qu’il s’en rende compte. Car alors, il était impossible que, dans son désespoir, il se tue, ou pire encore, qu’il me tue, moi.
L’horreur ultime restait encore à venir. Ayant demandé (par signe) l’addition et l’ayant, naturellement, aussitôt reçue, il l’étudia d’un œil morne et la jeta devant moi.
— Tenez, fit-il avec un rire creux, fort déplaisant. Payez ça. Moi, je rentre chez moi.
Je payai. Que pouvais-je faire d’autre ? Mais cela me laissa une blessure qui se rappelle à mon mauvais souvenir par temps froid et humide. Après tout, était-il juste que je réduise la durée de vie du soleil de deux millions et demi d’années rien que pour finir par payer les verres ? C’est ça, la justice ?
Je n’ai jamais revu Mordecai. Je me suis laissé dire qu’il avait fini par quitter le pays et qu’il écumait les grèves, quelque part dans les mers du Sud.
Je ne sais pas exactement ce que fait un écumeur des grèves, mais je doute fort qu’il ait jamais l’occasion de faire fortune. Enfin, je suis sûr que, s’il est sur une plage et qu’il veut une vague, il en vient tout de suite une.
Entre-temps, un larbin méprisant nous avait apporté l’addition, qui gisait désormais entre nous. George l’ignorait avec le flegme qu’il apporte toujours à cet exercice.
— George, dis-je. Ôtez-moi d’un doute : vous n’avez pas l’intention de demander à Azazel de faire quelque chose pour moi, n’est-ce-pas ?
— Pas vraiment, mon pauvre vieux, répondit celui-ci. Vous n’êtes malheureusement pas le genre d’individu que l’on associe généralement à l’idée de bonne action.
— Ainsi donc, vous ne ferez rien pour moi ?
— Rien du tout.
— Parfait, fis-je. Dans ce cas, je vais régler l’addition.
— C’est la moindre des choses, conclut George.